#22 La place des femmes dans l’entre-soi masculin

Inclusivement Vôtre – Expert’e – Martine Delvaux

Pour écouter l’épisode 22

Parce que l’inclusion passe par l’accessibilité de tous nos contenus, notre podcast est retranscrit à l’écrit. Vous pouvez retrouver la transcription écrite de l’épisode ci-après.

Dans cette retranscription, vous allez lire des passages rédigés en écriture inclusive et d’autres non. Chez Projet Adelphité, nous utilisons quotidiennement l’écriture inclusive, c’est pourquoi les interventions de Laura sont rédigées de cette manière. Cependant nous souhaitons retranscrire avec fidélité la parole de l’invité’e. Nous avons donc fait le choix de ne pas appliquer l’écriture inclusive lors de ses interventions.

Bonne lecture.

Transcript Episode #22

Introduction

Bienvenue dans ce nouvel épisode d’Inclusivement Vôtre !

Inclusivement Vôtre, c’est le podcast qui envisage la culture d’entreprise comme un pilier stratégique du développement des organisations, avec un prisme diversité et inclusion.

Je m’appelle Laura Driancourt et je suis l’hôte de ce podcast créé et produit par Projet Adelphité, l’agence de conseil et stratégie en diversité et inclusion qui propose une approche multidimensionnelle pour mettre ce sujet au coeur de la performance des organisations.

Bonne écoute !

Présentation de l’épisode

J’ai lu Le Boys Club de Martine Delvaux l’été 2022. J’ai su immédiatement qu’il était nécessaire de l’inviter dans Inclusivement Vôtre car elle décrivait parfaitement bien les mécaniques de pouvoir et de domination qui se jouent dans beaucoup d’entreprises.

Martine Delvaux est professeuse de littérature des femmes et de théories féministes à l’université du Québec à Montréal, elle est également autrice. Au cours des trois prochains épisodes, nous échangerons autour des boys clubs et de leur influence sur les entreprises et sur la société civile.

Cette première partie porte notamment sur la place accordée aux femmes dans l’entre-soi masculin, les boys clubs dans la culture d’entreprise et le syndrome de la Schtroumpfette.

Contenu de l’épisode

L’attentat masculiniste de Polytechnique Québec

Laura : Bonjour Martine, je suis ravie d’enregistrer cet épisode d’Inclusivement Vôtre avec vous. Comment allez-vous ?

Martine : Un peu fatiguée, on se parle le 6 décembre et le 6 décembre au Québec, c’est un jour un peu sombre. C’est l’anniversaire de l’attentat de Polytechnique, ce féminicide qui a eu lieu en 89. Je suis un peu fatiguée parce qu’à chaque fois, on rebrasse ces questions, ces idées. Il y a des gestes de commémoration. C’est un peu ce qui m’habite ce matin.

Laura : Oui je comprends tout à fait donc ça fait effectivement 33 ans qu’il y a eu cet attentat anti-femmes à Polytechnique.

Martine : C’est des femmes de ma génération.

Laura : Oui ça crée une émotion supplémentaire je suppose ?

Martine : Moi j’étais étudiante à Ottawa et non pas à Montréal, mais il reste que ma meilleure amie était étudiante en ingénierie. Elle était une des rares femmes, donc c’est vrai que ça nous a secouées à l’époque. Et puis tous les ans, c’est vraiment un moment qui est pris pour se souvenir de ça. Et comme les féminicides ne lâchent pas. Des féminicides de cette ampleur-là non bien sûr, mais de manière isolée ça continue. Voilà, ça rend la chose un peu plus sensible.

Laura : Bien sûr et l’épisode qu’on enregistre aujourd’hui, ça s’inscrit aussi pour démanteler quelque chose qu’on voit souvent qui est le boys club. C’est un peu la base aussi pour les groupuscules d’incel donc c’est Involuntary Celibate. Ces hommes qui finissent par détester les femmes et qui conduisent…

Martine : À des crimes de masse comme ça.

Laura : Voilà des tueries de masse.

Martine : On pourrait même penser que le féminisme, de manière générale, c’est un geste qui a à voir avec la protection, la préservation de l’entre-soi des hommes. Pourquoi éliminer des femmes sinon pour préserver cette suprématie masculine si on veut. Donc même si ce n’est pas des crimes de masse, dans tous les cas un féminicide participe de l’élimination de la moitié de la population.

Laura : Oui, parce qu’on tue une femme, parce que c’est une femme, ça crée une peur aussi.

Martine : C’est une manière d’exclure les femmes les unes après les autres de l’espace public, parce que la menace est toujours là. Et c’est là l’impact de Polytechnique, de ce crime d’une telle violence. C’est que c’est un signe clair, envoyé, qui disait : “Vous, les femmes, si vous restez dans l’espace public, vous êtes passibles d’être tuées.”. Et plus précisément les féministes, puisque Marc Lépine, donc le tueur, s’en est pris délibérément aux féministes et a envoyé des lettres de menaces. Il y avait une liste de noms et parmi ces noms, il y avait toutes les féministes, les journalistes. Donc on associe au Québec l’attentat de Polytechnique au début d’un backlash, d’un ressac qui a renvoyé les féministes non pas dans un non-travail féministe, mais dans une obscurité, c’est-à-dire qu’elles se sont terrées. Elles ont disparu de l’espace public et ça s’est passé un peu partout, pas seulement ici. Mais ici, on l’associe beaucoup à Polytechnique.

Laura : Oui et puis comme c’est une école d’ingénieurs, il y a aussi l’idée que les femmes n’ont pas à être à l’université et encore moins dans des écoles d’ingénieurs. Elles ne devraient pas avoir accès à l’éducation supérieure. C’est plus d’un siècle de retour en arrière. Je n’ai pas exactement les dates d’évolution pour le Québec, mais en France on est quasiment un siècle de retour en arrière pour un certain nombre de professions et d’ingénierie. Je crois que notre Polytechnique c’est devenu mixte dans les années 70, 80.

Martine : C’est quand même assez récent. Au Québec aussi, même si c’est officiellement mixte, ça ne veut pas dire que les femmes se sentent accueillies ou qu’on leur fait vraiment une place. Ça s’est beaucoup calmé dans les dernières années parce qu’il y a eu des gestes pour s’y opposer, mais le bizutage qui a lieu est très sexiste et particulièrement dans ces écoles qui sont des lieux de chasse gardée masculine. Donc mêmes si les femmes sont admises, elles ne sont pas pour autant accueillies, on ne leur fait pas de place. Et puis on continue à être sexiste, donc c’est un peu ce qu’on voit dans différentes écoles. Si je me souviens de ce que j’ai lu par rapport à la France, les écoles d’architecture, les écoles de médecine, des grandes écoles comme ça, professionnelles où on s’assure quand même de faire comprendre aux femmes qu’elles n’ont pas leur place, elles ne sont pas à leur place. Polytechnique, c’est l’exacerbation de ça. C’est comme à la puissance mille, mais il reste que ça se passe tout le temps, encore aujourd’hui.

Laura : Oui, c’est un continuum de violence qui s’active. On va parler de tout ça plus en détail. Pour que nos auditeurs et auditrices comprennent un peu mieux de quoi on parle, je vous propose de vous présenter ainsi que votre activité.

Martine : Alors moi, je suis professeure de littérature, mais particulièrement de littérature des femmes et de théories féministes à l’université du Québec à Montréal, qui est un peu l’équivalent de Paris 8, Nanterre. C’est un réseau d’universités qui a été créé à la fin des années 60, début des années 70, en pleine révolution tranquille. Donc c’est la révolution culturelle au Québec, où l’identité québécoise s’est comme un peu cristallisée. On s’est détaché d’un apprentissage qui mettait en valeur justement la France. Nous, on est vraiment entre les deux. On est entre les Etats-Unis et la France et on s’est comme détourné de la France. Un peu pour dire : “nous, on a une littérature, elle est spécifiquement québécoise. On a une manière de parler qui est la nôtre”, comme revaloriser la culture québécoise. Et donc moi, je travaille dans une université qui est un peu un phare de ce mouvement-là. Et dans cette université, j’ai été embauchée pour représenter les théories féministes, en particulier les théories du genre. Moi, je ne viens pas d’ici, j’ai grandi en Ontario, donc je suis franco-ontarienne. J’ai étudié aux Etats-Unis, j’ai enseigné en Angleterre et je suis arrivée au Québec. Après ce parcours-là et fabriquée de théories du genre, des gender theories des Etats-Unis qui, à l’époque au Québec, étaient très peu lues, très peu enseignées. Ça a beaucoup changé. Ça fait longtemps que je suis là. Et puis, en parallèle, j’ai une pratique d’essayiste. J’ai une pratique de romancière, plus les années avancent, plus j’enseigne la création littéraire, donc j’encadre des étudiants, des étudiantes dans des projets de création, je dirige des maîtrises et des doctorats et en plus, je suis une féministe publique, je le suis moins maintenant, mais je l’ai beaucoup été. J’ai aussi été l’objet de menaces et d’insultes. J’ai été vilipendée, un peu mis au pilori dans l’espace public, parce qu’être une féministe dans l’espace public ça demeure quand même périlleux. Il y a dix ans, j’ai commencé à occuper cette place. Maintenant, il y en a beaucoup plus de jeunes femmes qui sont dans l’espace public. Mais à l’époque, il n’y avait pas tant que ça. C’est en lien avec le backlash dont je parlais tout à l’heure. Il y a cette partie-là aussi de mon travail, j’essaie d’écrire pour tout le monde. Je suis une universitaire mais qui a fait le choix de ne plus écrire pour l’université, j’écris pour le grand public.

Laura : Avec le changement de style littéraire que ça peut impliquer. Je dis ça parce que ça me fait penser au travail de Judith Butler, où elle a fait le choix de garder un style très universitaire et elle a eu un certain nombre de critiques par rapport à ça. Par rapport à un manque d’accessibilité de son travail au grand public. Je lis de la socio de façon assez régulière. Le travail de Judith Butler, c’est celui sur lequel je me suis le plus cassée les dents. Il a fallu que je prenne des notes pour vraiment suivre et de comprendre. En plus le style littéraire nord-américain est très différent de celui qu’on a en France.

Martine : Absolument. Mais il faut aussi penser que Butler a changé sa manière d’écrire au fil des années. Et puis il est très mal traduit Trouble dans le genre. C’est une extrêmement mauvaise traduction que vous avez en France, mais c’est opaque en anglais, c’est opaque quand même. C’est très difficile, mais en français c’était encore pire. Vraiment, c’est une traduction qui ne lui rendait pas justice non plus. Mais au fil des années, elle a aussi modifié sa manière d’écrire. Elle a donné des entretiens, elle a investi un mode d’écriture peut-être plus accessible. Mais moi je maintiens que même écrire pour le grand public, ça ne veut pas dire écrire comme une journaliste, ça veut dire penser de manière complexe et nuancée. Et je dis souvent aux gens qui me lisent et qui me disent : “mais je n’ai pas tout compris” je leur dis : “mais c’est correct, il n’y a pas de souci. On n’est pas obligé de lire tout le livre. On n’est pas obligé de comprendre toutes les pages, tous les moments du livre. Il s’agit de naviguer dans le livre, d’attraper l’essentiel de l’argument qui est présenté.”. Je refuse d’écrire en baissant le niveau de mon écriture, de ma pensée, comme si les gens à qui je m’adresse sont moins intelligents. Moi, je considère que je les tire vers moi et ils sont capables de me lire. Et s’il y a des trucs qui ont échappé, il n’y a pas de souci.

Laura : On peut revenir à des livres, faire évoluer notre pensée aussi. C’est dans la construction de la pensée, du raisonnement, qui est plus compliqué à attraper pour des Français je pense. Parce qu’il y a un paragraphe d’introduction, deux, trois paragraphes qui développent, un paragraphe de conclusion et tout s’enchaîne. Il n’y a pas nécessairement une séparation entre la conclusion puis l’introduction à l’idée suivante. Ça m’a beaucoup déstabilisée au début parce que c’est vrai que nos essais de sociologie en France ne sont pas du tout rédigés de cette façon-là. Donc c’est assez perturbant quand on n’a pas l’habitude. J’ai eu la chance de faire une année d’études en Angleterre, j’ai lu un certain nombre de papiers écrits dans le même style. Le style universitaire britannique est assez proche du style nord-américain. Quand j’ai retrouvé cette dynamique, ça a été plus facile de naviguer dans le livre de Judith Butler, Trouble dans le genre. C’est une gymnastique à faire, faut s’habituer à ce style-là, surtout quand on n’a pas du tout l’habitude de le lire. Et pour revenir aux essais que vous avez rédigés, vous avez notamment écrit Le boys club qui décrypte ce fonctionnement particulier de l’entre-soi masculin qui est l’un des symboles du patriarcat. Vous parlez de Trump notamment, plusieurs fois dedans, parce que c’est un bon symbole de ça. On va discuter de ce livre pas mal de fois, au fur et à mesure de notre conversation. Mais avant, on fait un petit point définitions. L’idée, c’est vraiment que vous transmettiez avec vos mots. Ce n’est pas votre domaine d’expertise, les questions de culture d’entreprise mais c’est intéressant de voir comment vous, ça se traduit par rapport à votre positionnement universitaire et féministe, de voir comment vous le définissez avec vos mots. Avant de parler de culture d’entreprise, j’aimerais connaître en quelques mots votre définition de la diversité et de l’inclusion.

Etat des lieux de la diversité et de l’inclusion au Québec et en France

Martine : Pour moi, on casse énormément de sucre sur le dos de ces notions au Québec en ce moment, comme un peu partout, je crois. Il y a une sorte de ressac par rapport à ça. Mais pour moi, il s’agit dans tous les cas que la population soit représentée. Pour moi, c’est un enjeu démocratique. Si on pense au gouvernement, par exemple un parlement, on ne peut pas avoir un parlement constitué d’hommes blancs quand la population n’est pas du tout constituée principalement d’hommes blancs. Pour moi, c’est illogique. Donc plus on avance dans le temps, plus on est sensible à ça. Il y a une époque où sans doute ça passait très bien parce qu’on n’avait pas ce souci-là en tête. Mais aujourd’hui, on peut difficilement défendre un organisme, quel qu’il soit, comme représentatif, alors qu’il ne représente pas les personnes qu’il est censé représenter. C’est ça la diversité et l’inclusion, ça a à voir avec ça. Il faut que la parole soit diversifiée. Il faut que les personnes qui sont autour de la table puissent représenter différents enjeux, qu’ils puissent parler au nom de différents problèmes, différentes questions. Et pour ça, il faut que les corps eux-mêmes soient différents. Il faut qu’ils viennent de différents lieux dans la société, sinon il n’y a pas de représentation. On est dans du pareil.

Laura : Oui et c’est intéressant parce que nous, on travaille beaucoup sur la diversité et l’inclusion dans l’entreprise, mais là, on sort de ça, on le voit vraiment au niveau sociétal. Donc Société avec une majuscule, pas que la société, l’entreprise.

Martine : Mais l’entreprise fait partie de la société malgré tout, je pense qu’il faut penser les entreprises comme faisant partie de la société.

Laura : C’est l’intérêt de cette définition qui s’applique à tous les pans de la société, dont les entreprises, le petit s de société. Et dans cette continuité, en quelques mots, comment vous définiriez, la culture d’entreprise ou la culture dans une organisation ?

Martine : Pour moi l’entreprise ça veut dire profit. Il y a un enjeu d’argent. La culture d’entreprise va dépendre d’un souci de gagner des sous, mais de réussir. Donc il y a une sorte de notion de productivité, de progrès, d’avancer, d’accumulation des biens, il y a quelque chose de ça. Pour moi la culture dans une entreprise, ça veut dire ça. Mais est-ce que les banques, c’est une culture d’entreprise ? Même un gouvernement s’il n’a pas un contrat social qui le tient, s’il n’est pas justement diversifié, il peut lui aussi être dans une culture d’entreprise. Malheureusement pour moi l’écueil de la culture d’entreprise, je ne dis pas que toutes les entreprises présentent cet écueil, mais l’écueil ça a à voir avec comment faire le plus de fric possible même si c’est au détriment de certaines valeurs, de certains objectifs qui viseraient l’égalité, la diversité et l’inclusion dans tout ça.

Laura : En France, on a le concept d’ESS, donc les entreprises sociales et solidaires ou entreprises à impact dans l’idée d’impact positif et qui développent aussi des cultures qui sont plus alignées avec des valeurs. Je ne sais pas si au Québec, vous avez une formulation similaire, un concept similaire ?

Martine : On ne m’en a jamais parlé. C’est vrai quand j’ai publié Le boys club, j’ai reçu beaucoup de témoignages de gens qui avaient fait les frais de cette culture au masculin dans des entreprises. Même dans des entreprises publiques. Par exemple Hydro-Québec donc l’électricité qui est étatisée. Il y a un seul distributeur d’électricité, mais il reste que ça fonctionne comme une culture d’entreprise, même si c’est étatisé. Ça me venait de partout, le milieu de la construction mais on ne m’a pas parlé de ces lieux qui seraient comme ce que vous décrivez, mais j’ose espérer que ça existe.

Laura : Je pense qu’en France on a quand même souvent du retard sur ces sujets, donc c’est possible. Les questions de diversité et d’inclusion ont 10-15 ans de retard par rapport aux pays nord-américains.

Martine : Nous, au cours des dernières années, vraiment des deux, trois dernières années, il y a eu ces efforts dans les entreprises par rapport au conseil d’administration dans l’objectif de la diversité et de l’inclusion. Mais ça semble récent comme discours public, où on encourage fortement qu’il y ait des politiques qui concernent le harcèlement sexuel ou les violences à caractère sexuel, mais c’est récent quand même. Il y a aussi des angles morts. Le Québec est perçu comme étant à l’avant-garde, une province extrêmement féministe, où les femmes tiennent le gros bout du bâton. Mais dans les faits, si on vit ici, on se rend compte qu’il y a aussi plein d’angles morts. Il y a ce mythe d’un Québec comme quand j’étais plus jeune, on disait matriarcat, ce qui est absolument faux. Ce n’est pas un lieu matriarcal et ça reste non seulement patrilinéaire, mais ça reste encore extrêmement macho, extrêmement pro-masculin. Je pense que là où il y a de l’avenir, c’est chez les jeunes, ceux qui ont entre 15 et 30 ans aujourd’hui, ils et elles sont en train d’imaginer un autre monde. Ça, j’y crois vraiment. Mais le Québec, ce n’est pas un paradis en termes de genre.

Laura : Je crois que c’est relatif. Les témoignages qu’on a, c’est en France, des Françaises qui sont parties au Québec et qui ont l’impression de respirer. Parce qu’il y a un décalage et c’est relatif.

Martine : Je pense que c’est vrai en termes de harcèlement de rue par exemple. De harcèlement dans le métro devant tout ce qu’on vit au quotidien. Le Québec a peut-être une avancée je l’accorde, je pense que c’est vrai. On lutte contre ça depuis longtemps. Mais encore récemment, il y a des études qui sont sorties, donc c’est pour dire à quel point ça reste sensible. J’ai une fille qui a 20 ans, sa génération elles ont quand même peur de sortir le soir. Elles se font draguer, elles se font regarder, elles se font menacer. Peut-être que les proportions ne sont pas les mêmes. Mais c’est faux de dire que tout est réglé. Tout n’est pas réglé.

Le syndrome de la Schtroumpfette

Laura : Ce qui est intéressant c’est que vous disiez que vous avez reçu des témoignages à la sortie de Le boys club sur le fait que dans certaines entreprises, dont des entreprises publiques, on retrouvait les mêmes mécaniques. Comment vous diriez que tout ce qui est culture d’entreprise, diversité et inclusion s’articulent avec votre activité, avec vos pans de recherche, notamment avec Le boys club.

Martine : Avant Le boys club, j’ai fait un livre qui s’intitule Les filles en série, qui est sorti l’an dernier chez Payot, en poche sous le titre Serial Girls. On a repris l’expression en anglais. J’essayais de travailler le formatage des femmes. Je résume très rapidement comment les femmes occupent une place ornementale. Quand j’ai publié ce livre, évidemment, tout le monde me disait : “Oui, mais les hommes eux aussi sont en uniforme, eux aussi sont tous pareils. Qu’est-ce que vous en pensez ?”. D’où Le boys club où là, tout d’un coup, je me suis dit : “Mais si les filles sont ornementales un peu à la Moulin Rouge, par exemple, habillées toutes pareilles, mais debout devant public, ne se regardant pas. Les hommes, au contraire, sont assis autour d’une table. Ils sont tous pareils, mais ils sont en train d’échanger quelque chose. Ils discutent les uns avec les autres, sont appelés à s’identifier les uns aux autres, aux fins d’un pouvoir qu’ils gardent entre eux. Qu’il s’agisse d’un ballon de foot ou d’une constitution, d’un projet de loi ou d’une femme, ils sont ensemble autour d’un objet qu’ils s’échangent et qu’ils se gardent.”. Je travaille sur une figure de l’imaginaire, mais qu’on trouve partout, qui est vraiment une sorte d’endémie dans les films, les téléséries, autour de nous. Cette figure, les gens l’ont attrapée. C’est-à-dire que tout d’un coup, les gens qui venaient et témoignaient après leur lecture du livre me disaient : “Mais je l’ai connu ça, moi, homme mais venant d’une classe sociale populaire par exemple, je n’ai pas eu accès, moi, à la table autour de laquelle les hommes de pouvoir étaient assis.”. C’est comme si je leur avais donné un outil de diagnostic et tout d’un coup, ils sont allés dans leur milieu de travail, ils ont vu comment ça pouvait se jouer, même s’il y avait une femme autour de la table. Mais cette femme, elle était complètement cooptée, c’était la Schtroumpfette. D’où la fin du livre où je dis : “Attention, même quand on est une femme élue dans ce cercle d’initiés ou d’amis, c’est une fausse élection.”. On est complètement avalé par la structure et puis plus encore en tant que femme. Je ne souhaite pas qu’on reproduise ce schéma. Je n’ai pas envie qu’on remplace le boys club par un girls club qui serait constitué de femmes blanches de pouvoir qui garderaient le pouvoir entre elles. Ça ne m’intéresse pas. Donc il s’agit dans tous les cas de faire éclater cette structure. Donc cette figure en proposant des solutions qui ont à voir avec la diversité et l’inclusion justement, c’est la seule manière d’en sortir.

Laura : Je vais revenir sur plusieurs choses que vous avez dites pendant ces dernières minutes. Vous avez parlé de la Schtroumpfette. Est-ce que ça vous dit qu’on le redéfinisse ? Je pense qu’il y a des personnes qui vont nous écouter, qui ne sont pas familières avec ce concept. On parle bien de la bande dessinée Les Schtroumpfs où il y a une seule représentante du genre féminin qui est un archétype, une certaine représentation patriarcale idéalisée d’une femme commerciale…

Martine : Beauté au féminin.

Laura : C’est ça et qui en plus a été créée par Gargamel pour semer la discorde parmi les Schtroumpfs.

Martine : C’est ce que j’essaie de déplier un peu dans Le boys club, c’est qu’il y a eu une première version de la Schtroumpfette qui ne fonctionnait pas. Elle n’était pas suffisamment jolie, elle ne correspondait pas aux attentes. Donc Gargamel créé cette figure de la Schtroumpfette. En somme, c’est une Barbie. Il a repris l’archétype de la Barbie, il l’a mis dans la communauté des Schtroumpfs. Elle est blonde, elle a des grands cils, elle est en robe et talons hauts. Et elle vient semer la zizanie. Nelly Arcan, l’écrivaine québécoise, en a parlé dans son livre publié en France d’ailleurs, Putain. La figure de la Schtroumpfette c’est vraiment une figure importante parce que c’est la place de la seule femme à l’intérieur d’une collectivité masculine. En tant que femme ayant grandi dans une culture patriarcale, j’ai bien compris qu’il fallait être élue. Mais ce qu’il y a derrière cette élection, c’est non seulement une fausse élection. On est faussement choisie. On est choisie mais ça ne compte pas. En fait, on est choisie, mais on ne donne pas la parole. On n’a aucun impact sur les hommes qui nous entourent, mais c’est qu’on nous isole les unes des autres. C’est-à-dire que le fantasme qui est mis en avant pour les filles, c’est de dire que tu vas être élue mais tu n’auras pas d’amies. Tu vas être seule parce que la Schtroumpfette elle est seule aussi. Et moi, c’est ça qui me trouble, non seulement on est faussement élue, mais on est isolée de nos paires alors que les hommes sont ensemble, ils sont toujours ensemble et ça, c’est très intéressant. Ils grandissent, on leur apprend la compétition, la rivalité. Ils savent d’un très jeune âge qu’ils doivent prendre leur place et qu’ils vont la prendre à côté de personnes comme eux. Alors que nous, c’est plutôt comment faire pour séparer les filles ? Comment faire pour les séparer les unes des autres quand elles ont des amitiés très intenses ? Par exemple, tout d’un coup elles sont trop proches, il faut les séparer. Qu’est-ce que Freud nous a appris ? Qu’il faut séparer la mère et l’enfant, mais en particulier la mère et la fille. Qui vient scinder le rapport mère / fille ? C’est le père. Donc il y a toute une structure dans notre imaginaire et dans nos comportements, parce que ça se décline dans nos comportements, souvent inconscients, où il s’agit de séparer les filles les unes des autres et de mettre les hommes ensemble. Donc la Schtroumpfette elle porte tout ça. Peyo, conscient ou inconscient de ce qu’il faisait, a donné un bel exemple de ce qui se passe dans nos sociétés.

Conclusion de l’épisode

De la France, on a parfois l’impression que le Canada est bien plus avancé que nous dans la lutte contre le sexisme. Notre échange avec Martine Delvaux montre que ce combat est loin d’être fini et fait écho avec la citation de Simone de Beauvoir : “ces droits ne sont jamais acquis. Vous devez rester vigilantes votre vie durant.”

Dans la deuxième partie de notre échange, nous approfondissons la notion de boys club.

Outro

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A très bientôt pour un nouvel épisode d’Inclusivement vôtre !